BOUTEILLE A LA MER...

Photo prise en 1972 ou 73, 37 rue Richard Lenoir à Rouen. Je cherche à savoir qui sont les deux camarades qui nous accompagnent. Jean-Pierre Doux est le grand viking qui pose derrière. Je me trouve à droite, enfin, c'est une image...J'aimerais aussi prendre contact avec la famille Doux, Julien-Yves par exemple.
Il fallait bien que l’on évoque un jour où l’autre le court passage sur terre de cet être exceptionnel, mort au Soudan en 1975 à l’âge de 25 ans.
Grand gaillard d’1,90 m, barbe rousse, yeux bleus malicieux de viking.
Un voyageur né. Toujours prêt à prendre le volant et à partir on the road again…
C’était à la rentrée scolaire de septembre 69.
Je revenais tout juste d’un séjour de trois mois en Turquie où j’avais perdu 15 kilos et toute bonne raison de m’établir définitivement en France. A vrai dire je n’attendais qu’une occasion pour reprendre la route d’Istanbul, tenté d’accepter un emploi de journaliste que l’on me proposait dans un grand quotidien du soir. Dans le même temps le Rectorat m’avait envoyé une offre de poste dans un collège de Dieppe mais, la tête sur les rives du Bosphore aux parfums de brochettes, je tardais à y répondre favorablement.
Pressé par mes parents qui ne voyaient pas d’un bon œil un nouveau départ de leur fils pour le fin fond de l’Europe, j’ai fini par consentir à passer une année dans cette vieille station populaire dont certains quartiers n’avaient pas encore été rénovés depuis 1945.
La prérentrée des professeurs était fixée à 9 heures. Monsieur le Principal s’apprêtait à inviter les enseignants à se rendre dans la salle de réception. Un peu à l’écart des groupes qui prenaient plaisir à se retrouver après les vacances d’été, j’attendais mon heure, mal à l’aise parmi ces habitués, occupés à échanger leurs dernières anecdotes.
Soudain un tintamarre de casseroles et de tôles branlantes a fait tourner les têtes. Venue du diable vauvert, une 2CV, maculée de boue, de poussière et de macarons « Rouen-Katmandou », conduite par un barbu hilare, faisait une entrée fracassante dans l’enceinte du collège. Capote déchirée, rétroviseurs arrachés, culbuteurs fatigués, le véhicule éprouvait toutes les peines du monde à franchir les derniers mètres jusqu’au parking, sous les regards ébahis du directeur.
La portière côté conducteur, encombrée de bandes de scotch, semblait condamnée. Les conversations s’étaient interrompues. Tous suivaient avec intérêt l’étrange gymnastique du propriétaire qui tâchait de gagner l’autre siège en souplesse afin de pouvoir s’extirper dignement côté passager. Après avoir déplié son grand corps de basketteur, le nouveau s’est présenté au chef qui, intrigué par la fantaisie de sa nouvelle recrue, voulut savoir tout et tout de suite sur le personnage : « Mais d’où venez-vous, jeune homme ?
-Je viens de New Delhi…J’ai horreur d’arriver en retard, alors j’ai roulé toute la nuit…Il faisait beau à Istanbul avant-hier…Vous voyez, je suis à l’heure. »
Nous n’avions d’yeux que pour ce baroudeur jovial qui déplaçait lentement ses grandes jambes sans doute ankylosées. Il revenait d’Inde, moi de Turquie. Nous fréquentions tous deux le monde des 2CV. Nous étions donc faits pour nous comprendre. Le soir- même, attablés à la terrasse du célèbre café « Les Tribunaux », nous nous racontions nos exploits et partagions nos rêves.
Jean-Pierre Doux est devenu mon ami dès son apparition miraculeuse dans un cadre qui d’ordinaire incite peu à la fantaisie.
Pendant cinq ans nous avons passé de longues heures, parfois des bouts de nuit à parler de nos expériences à l’étranger.
Sa première folie ? Un voyage au Niger en 4L juste après le Bac avec un ami. Une vingtaine de crevaisons, à travers le Maroc, l’Algérie et le Sahara. Il avait perdu une quinzaine de kg lui aussi, mais ramené des milliers de photos et de souvenirs. Dans les mois qui ont suivi son retour, il donnait des conférences, diaporama à l’appui, dans les cinémathèques de la région rouennaise.
En 69 donc, il se rend en Inde en 2CV, après avoir traversé la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan.
En 71, il passe un an en Angleterre, dans une famille.
En 72, il reprend la route de l’Inde. Il ramène des milliers de photos et surtout Géraldine, rencontrée à Kaboul.
En 74, Ils se marient.
Dans la foulée, ils sont nommés tous les deux professeurs d’anglais au lycée français d’Omdourman, au Soudan.
En mars 1975, il visite la réserve de Dinder au sud du pays, en compagnie d’un cousin.
Il est 7 heures du matin quand ils reprennent la piste pour rentrer à Khartoum. Pas un chameau sur cette voie naturelle, large de plusieurs centaines de mètres. Un point noir à l’horizon. Un camion, sans doute. Le premier véhicule qu’ils vont croiser depuis deux jours. Le poids-lourd penche d’un côté. Il semble surchargé. Maintenant, ils aperçoivent des têtes, des bras. Le véhicule est plein de passagers assis un peu partout. Le camion n’est plus qu’à trente mètres. Que fait-il ? Il change brusquement de direction et percute la Jeep.
Jean-Pierre est tué sur le coup. Le chauffeur aussi. Le cousin à l’arrière est gravement blessé. Les secours n’arrivent qu’à 17 heures. On ne sait pas si des gens sont morts dans le taxi-brousse.
Toute une longue journée les corps sont restés en plein soleil.
Quelques jours plus tard, Géraldine m’appelle au téléphone. Je vis à Francfort à cette époque. Je ne comprends rien à ce qu’elle me raconte, car la communication est laborieuse entre le Soudan et l‘Allemagne.
Elle me demande de venir la chercher à l’aéroport.
Elle fait une escale d’une nuit.
Elle m’annonce la mauvaise nouvelle.
Le lendemain, dans mon appartement, nous ne parlons bien sûr que de son mari. Le chauffeur du camion, venait d’Egypte. Il avait roulé toute la nuit. Il s’est endormi. Impossible de porter plainte, : comment se battre contre des transports clandestins pour des compagnies fantômes ?
Jean-Pierre n’a rien vu venir. C’est le principal. Au moment de l’impact, il avait la tête baissée et cherchait quelque chose dans sa trousse.
Je pense à lui assez souvent dans mes voyages.
Nous avons tans tant de fois refait le monde ensemble.
En décembre 2012, je me trouvais en Ethiopie, à quelques dizaines de mètres de la frontière soudanaise, tout près de l’endroit où il a perdu la vie.
J’ai fait quelques pas sur la terre rouge encore humide de la pluie nocturne. Une cigogne blanche s’acharnait à gober des termites. Nous nous sommes toisés pendant de longues secondes. Puis en quelques battements d’ailes gracieux, elle s’est envolée vers le Soudan.
Longtemps j’ai suivi au-dessus des euphorbes cet oiseau idéal qui sied à l’âme de mon ami.

JAC, le 25 mai 2013
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