ERZURUM-PARIS
Un
type louche me suit depuis cet après-midi. Il tente à chaque instant de m’aborder
mais j’évite son regard veule en me drapant d’ignorance. Peu de monde dans le
train. J’entre dans un compartiment vide. Le vicieux essaie de me toucher…par
les sentiments, les épaules et ma ceinture…Le crochet du droit que je lui
assène dans son ventre mou, doit être de nature à calmer ses ardeurs. Il quitte
le couloir en se tordant de douleur. Je me faufile, par réflexe dans le
compartiment d’à côté où chante un groupe de voyageurs italiens. Je commence à
respirer. Inutile à présent de travailler mon uppercut…
Le
train s’ébranle, très en avance sur l’horaire prévu. Mon assaillant aussi, sans
doute…
Il pleut. Au fur et à mesure que nous descendons vers les plateaux, les inondations deviennent spectaculaires. Plusieurs fois le train s’arrête pour attendre la réparation d’un pont, d’un aiguillage, d’une portion de voie endommagée par les eaux. Vers la fin de la nuit, il recule, lentement, très lentement, en grinçant de tous ses gonds. Il faut attendre les secours de l’armée. Mais les Italiens, tout beaux parleurs et vantards qu’ils puissent être, pleurent comme des madeleines et se réfugient sous mon aile, espérant de ma part une information, une traduction, un réconfort. La halte dure des heures interminables.
Le lendemain, à Ankara peut-être, le train repart doucement, prudemment. L’eau s’engouffre à gros bouillons dans les roues. Partout les rivières sont en crue. Des vaches mortes gisent, pattes en l’air dans les flots. Un troupeau de moutons semble bloqué sur un promontoire, prisonniers abandonnés par les geôliers. Des véhicules sont enchevêtrés les uns dans les autres. Des centaines de soldats besogneux aident les populations bien souvent en équilibre instable dans des barques de fortune. Mes camarades italiens ne cessent d’implorer la Madone et de répéter que « leur » dernière heure est arrivée…
Au soir, le convoi entre en gare d’Aidar Pasa. Nous nous engouffrons dans le premier dortoir d’hôtel venu. Dormir, serrés comme des sardines sur des lits Picquot, ne me fait pas peur en ces temps-là et la nuit nous anéantit tout à coup, en pleine conversation, chuchotée de lit en lit. Les yeux fermés au néant, la bouche ouverte aux étoiles, nous rêvons notre vie tout en vivant nos rêves.
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Deux
jours après, en passant dans les gorges du Vardar,
il régnait une chaleur torride dans les compartiments du train de Paris. Quelqu’un, paraît-il, a demandé
innocemment au mécanicien…de s’arrêter un peu parce que des jeunes souffraient
de la canicule. Certains, c’est vrai, avaient des malaises. Et le miracle s’est produit. 40 ans
après j’ai encore peine à le croire : le train , dit « Le Simplon »a
fait une pause de dix minutes !… L’information a couru de wagon en
wagon : « Attention, dans dix minutes le train repart ». Tous les
Européens du Nord ont sauté sur la voie et plongé tout habillés dans les eaux fraîches du
fleuve. Moi, je suivais leur audace mais craignais les erreurs de traduction. Un
linguiste par temps de guerre se méfie toujours des détails mal compris,
surtout en serbo-croate…
Peu
à peu les globe-trotters remontaient, trempés, pataugeant dans les rangers. Ils
aspergeaient à plaisir nos compartiments et rafraîchissaient notre attente.
Le voyage de Téhéran à Rouen avait duré huit jours exactement, à pied, à cheval, en voiture et en train. Mais il est toujours en moi depuis 40 ans et fait partie des richesses que je possède.
( S'il faut garder UNE image de ce voyage, c'est bien celle d'ISPAHAN )
JAC, le 4 avril 2009
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